L'or-révélation
Maria-Carmen Perlingeiro est une sculptrice d'origine brésilienne (née en 1952), diplômée de l’École des Beaux-Arts de Rio de Janeiro, et de l’École Supérieure des Beaux-Arts de Genève. Elle quitte Rio au début des années quatre-vingt et s’installe à New York où elle s’inscrit au Art Student’s League pour apprendre à sculpter la pierre. Depuis elle vit en Suisse. Si elle a créé des œuvres très différentes, et a touché à des matériaux tels que le marbre, l’ardoise ou le marbre, ce qui m’intéresse davantage ici, ce sont ses sculptures en albâtre, et plus particulièrement l’usage qu’elle fait de l’or dans ses œuvres.
S’inscrire dans des Histoires, et hors du temps
Maria-Carmen Perlingeiro est tout autant inspirée par l’albâtre, la matière elle-même, que par son histoire. J’entends par là ses utilisations faites par l’Homme, ses procédés d’extraction, mais également sa « nature propre ».
Contrairement au marbre, l’albâtre est une pierre à l’intérieur de laquelle la lumière peut pénétrer. Ainsi sortant du fond de l’obscurité, la lumière l’a aussi façonnée et elle l’a gardée en mémoire. Fait paradoxal qu’à mon sens elle matérialise par la présence récurrente d’or, autre élément prestigieux, lumineux, énigmatique et indestructible.
Elle inscrit ainsi son travail dans le temps long de la géologie, qu’elle semble prolonger de manière délicate, et systématiquement relier à l’histoire culturelle. Le vocabulaire et la matérialité de la pierre ont leur importance dans son œuvre : on emploie les termes de fils, de veines, et les blocs extraits sont de forme ovoïdes (la forme de l’œuf est souvent présente dans son œuvre). De plus, la pierre peut contenir les fossiles d’une vie passée. La série « Un fragment, 2 figures », sculptures recto-verso d’objets ayant appartenu à son père défunt (agrafeuse, tampon, ciseaux, col blanc….) ne sont-elles pas des sortes de « portraits » sculptés sans visages (des bustes), des natures mortes fossilisées ?
Cette mémoire géologique rejoint d’une part la mémoire du corps (veines, peau) et d’autre part la notion même de sculpture : extraire c’est sortir la pierre, mais c'est aussi révéler ce qui est « dans » la pierre (formes et idées). Mettre au jour des secrets, jouer avec les énigmes, immortaliser (en perçant, trouant, gravant, polissant…) sont les thématiques et les gestes de prédilection de la sculptrice.
Dans son histoire, l’albâtre a été considéré comme étant une matière de prestige, notamment dans la statuaire religieuse, ou en Égypte ancienne, avec les portraits de reines et les canopes qui contenaient les organes des pharaons. Mais il a aussi été utilisé dans des objets plus « simples ». Certains sont reliés au monde funéraire (dans la région italienne de Volterra, les Étrusques avaient pour tradition d’en faire des urnes funéraires) ou à la vie quotidienne (vases, lampes, récipients, bibelots). Le rapport à l’immortalité, aux traces et aux restes intimes, est donc fondamental pour comprendre son œuvre.
La notion d’ensemble(s), d’éléments en apparence isolés et qu’elle relie, est récurrente chez cette artiste, tout comme les nombres 2 et 3. Les éléments se rencontrent : une matière et une lumière, un objet et une matière, de la matière et de l’immatériel, une artiste et une/des matières... Cette idée centrale prend toutes sortes de formes dans laquelle, nous le verrons, l’or joue sa part de manières diverses.
Ainsi, l’idée de se glisser dans une continuité, de s’inscrire dans des lignées, de créer des ponts entre des Histoire(s) peut se voir à différents niveaux :
avec l’histoire de la pierre, nous venons de le dire
au-delà, avec l’histoire de l'univers (sa série "d’Astéroïdes" et d’éclipses en témoignent, de même un ongle coupé dans « Lunaticas » fait figure de quartier de Lune !)
avec sa propre histoire (figuration d’objets intimes et filiation)
avec l’histoire naturelle : les animaux (escargots, souris, huîtres, bois de cervidés, poils de renards, peaux de chèvres), les végétaux (ginkgo, figuier), tout comme les paysages ("Montagnes", crépuscules…) ou encore l’eau (série des "Gouttes", "d'Eaux-Vives", "Blocs de glace", "Points de rosée") sont présents
avec l’histoire de la connaissance et de la religion (présence de mots, de livres, de cahiers)
L’or-lumière
Pour ce qui est du lien avec l’histoire de l’art, elle se glisse également dans une tradition esthétique, en suivant le chemin de sculpteurs contemporains tels Constantin Brancusi ou Hans Arp. De par la pureté des lignes, la douceur des volumes ou le rapport à la matière, qu’elle travaille le marbre ou l’albâtre. De même, ses références indirectes à la statuaire occidentale plus ancienne, et à la notion de perspective (dans sa série « Inside/Out » par exemple) suivent cette logique.
Dans une des séries "Aquatiques", elle rend un hommage à Matisse : dans des pièces circulaires d’albâtre, posées au sol, la plante Selenicereus antonianus, motif récurrent dans les découpages du peintre (la notion de découpe, de fragments, est aussi central chez Maria Carmen Pelingeiro) y est représentée en or.
De même, dans l’installation « Maesta », elle s’inspire de l’immense retable de Duccio di Buoninsegna (14ème s.) : de cette représentation de la Vierge à l'Enfant en majesté entourée d'anges et des saints apôtres, elle gardera les auréoles dorées autour de silhouettes "vides" (ou pleines d’albâtre ?!), chacune dans des cercles à la fois isolés, mais réunis par l’installation.
Ainsi Maria-Carmen Perlingeiro utilise très souvent de la feuille d'or jaune (parfois aussi blanc ou rose) et il est intéressant de voir ce qu’elle en fait et ce qu’il apporte :
l’or est souvent placé à l'intérieur des vides, dans les formes découpées, ou sur des trous (motifs de grilles, de boutons), interrogeant alors ce qui est dedans/dehors, la notion « d’à travers », de vide/plein, de passages...
mais il remplit aussi des surfaces pleines, soit des formes figuratives, soit des formes géométriques tels des ovales, des ronds encore (avec des éléments ou des mots gravés), des polyèdres, et souvent des triangles (qui évoquent des flèches, des rayons, une présence divine...).
L’or peut :
séparer (ou relier ? ambiguité encore...) deux parties (comme dans "Love letters" ou "Organes")
être posé soit en angle, soit au bord (questionnant la notion des limites)
être discrètement présent sous la forme de minces filets, de lignes
recréer une unité : l’or rassemble par exemple les Trios, unit esthétiquement un groupe à l’intérieur d’une même pièce ("Piercing", "Deux Lunes").
Le rapport à la lumière et à la trans-lucidité, est déjà intrinsèquement présent dans l’albâtre (et la sélénite qu’elle travaille également), mais il est redoublé/matérialisé par la présence de l’or. Dans « Inside/Out » ou « Piercing », la lumière semble passer à travers la pierre en y déposant des particules. Presque comme la trace d’une intime collision : lorsque la pièce est vue de face, l’or semble posé en limite de la découpe matérialisant une sorte de vibration ; lorsqu’elle est vue de biais, on constate que toute la profondeur dorée a gardé son passage en mémoire. Lumière dont on ne sait au final si elle a épousé la forme prédécoupée par l’artiste, ou si elle a percé la forme que la sculptrice a dorée par la suite ?! Ainsi l’or révèle ce qui est caché, et apporte une triple profondeur : une profondeur matérielle, spirituelle et intellectuelle.
La question du regard est évidemment fondamentale. Ses pièces jouent beaucoup sur l’ambiguïté et la polyvalence de l’angle de vue : visions de dessous, de face, de profil, à travers une forme géométrique découpée, à travers la matière translucide, les reflets (série des "Objets Flottants" suspendus au-dessus de l'eau, ou reflets de l'or), les ombres… Ce qui est caché, ce qui est montré... Ce qui est considéré comme digne d'être sculpté (et doré) ou pas...
La métaphore du regard est ainsi représentée de manière abstraite, par les nombreux triangles en or qui parsèment ses œuvres (figurations de champs de lumière comme de champs de vision), par la permanence des formes arrondies/ovoides, ou de manière plus littérale avec des représentations de lunettes, d'iris...
De même, la réflexion entre le volume et la ligne : l’or est à la fois une énergie immatérielle dont il reste des traces (sous formes de lignes, de couleur jaune tranchant sur l’albâtre souvent blanc), et aussi une substance spirituelle qui provoque une sorte d’extension de la pièce.
Mais la présence de l’or n’est pas toujours aussi « sérieuse », car Maria-Carmen Perlingeiro a beaucoup d’humour. Dans ses sujets, elle réalise des pas de côté par rapport à la solennité du genre Sculpture et des matériaux nobles employés. Certaines de ses œuvres, les plus figuratives, peuvent même sembler totalement irrévérencieuses.
On note ainsi :
des références enfantines : les formes géométriques, creuses, découpées peuvent évoquer les emporte-pièces de pâtisserie, ou encore des jeux pédagogiques (boites à formes)
des objets du quotidien (et universels) : goupillons, encriers, cintres, bacs, darnes de saumon, balais, téléphone sont dorés à la feuille d’or
et enfin tout ce qui évoque le corps/l’être caché, intime ou fragmenté : os, orbites, organes (reins, cœur), ressentis (états d’âme, soupirs, goûts), ce qu'il mange (biscuits, blancs de poulet), ce qui le recouvre (chaussures, gants, bottes, slips, lunettes, maillots de bain, pantalons...auréoles !).
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